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L’envers du décor

Il n y a rien de plus éphémère que le théâtre.  C’est un art vivant, fragile et tellement essentiel. J’aime voir plusieurs générations s’installer dans les fauteuils de velours et s’enthousiasmer d’une même voix devant les histoires que nous leur racontons.  Une fois le rideau baissé, il ne reste que l’essentiel : des souvenirs de moments forts, des répliques qui nous ont bouleversés, des acteurs qui nous ont fait hurler de rire ou émus aux larme.

Thierry Debroux

 

En ouvrant une école de théâtre pour enfants au sein du Théâtre Royal du Parc en 2018, je ne me doutais pas qu’en 1782, les frères Bultos avaient fait de même. Ou plutôt qu’ils avaient fait beaucoup mieux : ils créèrent un théâtre pour permettre à des jeunes de 6 à 15 ans d’apprendre à jouer sur une scène, nourrissant ainsi une pépinière de futurs acteurs.

C’est ainsi que fut construit ce qui s’appela d’abord le Petit Théâtre (le futur TRP), par comparaison avec le Grand Théâtre (l’actuel Théâtre Royal de la Monnaie). Le bâtiment de l’époque n’a évidemment plus grand chose à voir avec celui que nous connaissons aujourd’hui. Ce sont les frères Bultos qui dirigeaient les deux théâtres à cette époque. L’école ne dura qu’un temps et ce nouveau lieu s’ouvrit à toutes sortes de disciplines artistiques : cirque équestre, cabaret, vaudeville, opérette, drame, opéra…

En changeant plusieurs fois d’affectation, il changea également plusieurs fois de nom. On l’appela un temps le « Théâtre du Waux-Hall », mais aussi tout simplement le « Théâtre du Parc ». Après la défaite de Napoléon à Waterloo en 1815, un imprésario, soucieux d’attirer les officiers anglais nombreux dans la capitale, le nomma « Théâtre anglais du Parc » et l’on put découvrir certaines pièces de Shakespeare jouées en langue originale par une troupe de Londres. La Belgique passa de la domination française à la domination hollandaise et le théâtre fut rebaptisé « Hollandse Schouwburg in het Parc ». Après s’être brièvement fait appeler « Parc-Variétés », il devint royal en 1816 et reçut donc le nom qu’il porte encore aujourd’hui, Théâtre Royal du Parc.

Le bâtiment devint propriété de la Ville de Bruxelles en 1819. Plusieurs fois rénové, il profita des évolutions techniques de son temps. En 1839, par exemple, les chandelles qui éclairaient la salle et la scène furent remplacées par des becs à gaz, bien avant la Comédie-Française qui ne bénéficia de ce nouveau moyen d’éclairage qu’en 1873.

Le Théâtre Royal du Parc rivalisa à certains moments avec les grandes scènes européennes. Les stars françaises du xixe   siècle vinrent toutes y jouer. Les Coquelin, Mademoiselle Mars, Réjane, Talma… furent applaudis régulièrement par le public bruxellois. L’actrice Juliette Drouet, la célèbre maîtresse de Victor Hugo, commença sa carrière au Parc en 1828. Exilé à Bruxelles, le couple venait souvent au TRP. Jacques Offenbach, maître incontesté de l’opérette, y dirigea plusieurs fois la troupe des Bouffes Parisiens. La grande Sarah Bernhardt faillit même en devenir la directrice. Elle fit ses débuts en 1862 à la Comédie-Française. Mais un incident mit alors sa précoce carrière en danger : elle gifla la jeune première, fut renvoyée et connut de mauvais jours. Elle figure, dans les registres de la police de cette époque, sur une liste de 415 galantes suspectées de prostitution. C’est le directeur du Théâtre Royal, un certain Delvil, qui la remit en scène en la faisant jouer à Bruxelles. Bien plus tard, devenue une star internationale, elle songea un instant à codiriger le Théâtre Royal du Parc pour y présenter ses créations avant Paris, mais elle renonça finalement à ce projet. De grands metteurs en scène européens comme André Antoine, Lugné-Poe et Gordon Craig y présentèrent des spectacles absolument audacieux pour l’époque. C’est Antoine qui, en 1887, plongea pour la première fois la salle dans le noir complet ! Bien que Wagner l’eût déjà tenté à Bayreuth, cela fit sensation et d’autres théâtres s’inspirèrent de cette nouveauté.

Durant cette période faste, des œuvres importantes furent créées au Théâtre Royal du Parc. En mars 1889, Nora, la pièce du Norvégien Ibsen, y fut interprétée en français avant Paris. Pour éviter un immense scandale, l’adaptateur, un historien et professeur à l’Université libre de Bruxelles, modifia la fin. Au lieu de quitter son mari et ses enfants de façon définitive, Nora revient à la maison et demande pardon pour sa folie. En 1892, Maurice Maeterlinck assista à la création de sa pièce L’Intruse. Fernand Crommelynck n’avait que 20  ans quand Nous n’irons plus au bois fut créée au Parc en 1906. Il connut ensuite un joli succès international, notamment grâce à la mise en scène novatrice par Vsevolod Meyerhold de la pièce Le Cocu magnifique à Moscou en 1923. Sous la direction de Victor Reding, le Théâtre Royal du Parc devint, au début du xxe  siècle, un lieu important de création et novateur à bien des égards. C’est l’endroit où il fallait aller et se faire voir.

Pendant la Première Guerre mondiale, une troupe allemande, le Deutsches Theater in Brüssel, occupa le TRP et y joua des comédies et des vaudevilles allemands ainsi que des pièces de quelques auteurs prestigieux comme Lessing, Mann ou des traductions d’œuvres de Shakespeare. À la fin de la guerre, c’est Reding qui reprit le flambeau. De 1782 à aujourd’hui, une quarantaine de directeurs se sont succédé. Parmi les derniers en date, citons Jean Nergal (dont on peut voir le visage sculpté dans le hall d’entrée). En 1987, après 17 ans de direction, il mourut brutalement et Yves Larec lui succéda plus tôt que prévu. Quelques mois auparavant, en effet, Larec avait posé sa candidature pour le poste, car la saison 1987/1988 devait être la dernière de Nergal. Parmi les autres candidats figuraient l’acteur André Debaar, le metteur en scène de talent Bernard De Coster, la merveilleuse Jacqueline Bir et un autre metteur en scène, talentueux lui aussi, Henri Ronse. Larec amena dans ses valises l’acteur Jean-Claude Frison qui rejoignit la troupe des comédiens à l’année, pour le plus grand plaisir des spectateurs. J’eus la chance de côtoyer cette sacrée bande en jouant un tout petit rôle dans César et Cléopâtre au cours de la saison 1987/1988. J’y croisai Bernard Detti, Roger Dutoit, Fernand Abel, Olivier Monneret, Léon Dony… Tant de noms presque oubliés déjà. Et pourtant, chacun d’eux valait le détour et je ne me lassais pas d’écouter leurs anecdotes.

Yves Larec est resté 23 ans à la direction et m’a passé le flambeau. Dans Les Cabots magnifiques que Georges Lini a mis en scène lors de ma première saison, j’ai voulu faire un clin d’œil à ces « monstres sacrés » du théâtre belge. Avec beaucoup d’humour, Jean-Claude Frison, Yves Larec et Michel de  Warzée se sont retrouvés le temps d’un spectacle dans la peau de trois acteurs cabots qui sont confinés dans la même maison de retraite, avec leurs souvenirs, leurs petites querelles, mais aussi leur talent. Je longe parfois les couloirs du théâtre, seul, et j’essaie d’entendre les voix du passé. Quand le bâtiment est vide, l’atmosphère qui y règne est très singulière. Je n’ai jamais aperçu de fantôme, mais je ne serais pas étonné d’en croiser un à l’occasion. C’est particulièrement vrai dans un endroit que nous appelons « le cirque », qui se situe en dessous de la scène. Dans ces vestiges du bâtiment d’origine devenu pendant quelque temps un manège équestre sont entreposés des milliers d’accessoires. C’est une véritable caverne d’Ali Baba. Il m’arrive souvent, avant de travailler une scène avec les acteurs, d’aller y faire un tour et de remonter l’un ou l’autre accessoire et, chaque fois, l’objet devient un partenaire précieux. Si le passé est très présent dans ce lieu deux fois centenaire, je tiens pourtant à ce que le Théâtre Royal du Parc soit vivant et témoin de son temps, au même titre que les autres lieux de création.

Ma volonté de réunir le plus souvent possible trois générations de spectateurs m’amène bien sûr à proposer des spectacles qui ne sont pas forcément « révolutionnaires ». Nous racontons des histoires pour le plus grand nombre. C’est déjà énorme en soi. Certains de nos spectateurs entrent pour la première fois dans un théâtre et quand ils découvrent la salle, avant même le lever de rideau, ils sont transportés dans un autre monde. Plus tard, si nous leur avons transmis l’envie, ils feront leur chemin à travers la diversité des pratiques théâtrales proposées. Il m’arrive d’ailleurs de faire appel à certains metteurs en scène en sachant qu’ils vont bousculer le public et l’entraîner hors des sentiers battus. Qui aurait pu imaginer sur notre plateau un spectacle comme Les Atrides mis en scène par Georges Lini ? Ce chemin de la diversité commence donc déjà chez nous. Quand il pleut à verse sur un banquet organisé en l’honneur de Macbeth, que les comédiens trempés continuent à boire et à manger comme si tout était normal, Lini (encore lui) crée une image que l’on pourrait voir dans des théâtres réputés plus « novateurs ».

Notre théâtre est désormais tourné résolument vers l’avenir. Quels nouveaux défis allons-nous pouvoir relever pour n’avoir jamais l’impression de nous répéter ? C’est aux créateurs, aux metteurs en scène, aux scénographes de répondre à cette question. Nous sommes très ouverts aux nouvelles technologies. Le TRP est devenu l’un des théâtres les mieux équipés et notre directeur technique, Gérard Verhulpen, est à l’affût des innovations. Mais bien entendu, la technologie doit rester au service d’une histoire, de personnages, des émotions. L’auteur et l’acteur resteront, quant à eux, au centre de toute création.

 

Texte écrit par Thierry Debroux.

Merci à Marie-Noëlle Martou pour son expertise. Merci à Nadège Guichard et Patricia Blanco, documentalistes de la Ville de Bruxelles, pour les photos et document d’archives

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Théâtre Royal du Parc, projet de façade avec deux annexes arrondies et un passage couvert permettant de protéger les spectateurs des intempéries, perspective extérieure, Gaston Chambon, 1924. @A.V.b.,N.P.P,.L3

Intéressons-nous quelques instants au bâtiment lui-même, mais aussi au parc dont le théâtre est d’une certaine façon un avant-poste. C’est en 1775 que l’on décide de créer un parc public. C’est l’époque du classicisme et de la symétrie. Ce grand jardin est à Bruxelles ce que les Tuileries sont à Paris

En 1780, les frères Bultos proposent d’établir un Waux-Hall, lieu de divertissement, à l’une des extrémités du parc, avec une salle de bal et un café. Le succès est au rendez-vous et l’endroit devient rapidement the place to be. En 1803, par exemple, un banquet somptueux y est organisé en l’honneur et en présence de Bonaparte et de Joséphine.

Le 1er mai 1782, les frères Bultos obtiennent l’autorisation de construire un petit théâtre et des boutiques et confient à l’architecte Louis-Joseph Montoyer le projet du bâtiment. Aucun écrit ne permet de se faire une idée de l’aspect de la façade à cette époque, mais l’on suppose que la partie centrale de la façade actuelle est encore d’origine. On y ajoutera par la suite deux ailes de part et d’autre. Quant au porche qui permet aux calèches de déposer les spectateurs à l’abri des intempéries, il évoluera considérablement au fil du temps. Il ne reste rien, en revanche, du hall d’accueil, de la salle et de la scène du théâtre de l’époque. Ce théâtre à l’italienne disposait probablement de trois niveaux de loges qui étaient louées à l’année par des gens fortunés. Le peuple se tenait debout au parterre, derrière la fosse d’orchestre. Quant au bâtiment abritant le théâtre, il évoluera lentement jusqu’à la grande rénovation de 1881. Notons que l’architecte Joseph Poelaert dessine en 1851 un somptueux auvent en fer forgé.

En 1860 apparaissent les superbes cariatides qui surplombent la loge royale et la loge communale.

En 1881, sous l’impulsion de l’architecte Pierre Victor Jamaer, la décoration de la salle et du plafond est entreprise. La magnifique coupole est exécutée sur toile et collée au plafond. C’est à Jamaer également que l’on doit l’imposant escalier de pierre en colimaçon qui permet encore aujourd’hui d’atteindre les troisième et quatrième étages. Une habitation pour le concierge est prévue.

En 1920, le théâtre se trouve dans un état de délabrement inquiétant et l’on envisage une reconstruction totale. L’architecte Gustave Chambon est sollicité et dessine de très belles esquisses pour ce projet ambitieux qui ne verra jamais le jour, faute de moyens. L’architecte de la Ville, François Malfait, s’inspirant de certains dessins de Chambon, supervise les travaux de transformation de 1933 à 1939, qui aboutiront au théâtre que nous connaissons aujourd’hui.

Le 26 décembre 1998, un incendie se déclare au théâtre. Fort heureusement, grâce au rideau de fer qui sépare la scène de la salle et à l’intervention efficace des pompiers, le feu est assez rapidement maîtrisé et la salle est sauvée. Une restauration est alors réalisée, qui sera l’occasion d’une petite polémique entre ceux qui aimeraient apporter une touche moderne au théâtre et les tenants de son esthétique néoclassique. Ces derniers l’emportent et le projet d’une œuvre contemporaine peinte sur la coupole est abandonné.

À mon arrivée en 2011, la Ville vient de doter le théâtre d’une toute nouvelle salle de répétition dans le parc, à hauteur du service des plantations. L’espace bien aménagé ne convient pourtant pas aux répétitions des spectacles à grande distribution. Je fais donc transformer l’ancienne salle de peinture, au-dessus de l’atelier de construction des décors, en un grand plateau très lumineux parfaitement adapté. Un système d’insonorisation est nécessaire pour que les bruits liés à l’activité des menuisiers ne perturbent pas le travail scénique.

 

Texte écrit par Thierry Debroux.

Merci à Marie-Noëlle Martou pour son expertise. Merci à Nadège Guichard et Patricia Blanco, documentalistes de la Ville de Bruxelles, pour les photos et document d’archives

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Théâtre Royal du Parc, projet de balcons et d’auvent, élévation et coupe, façade principale, Wauters Koeckx, 1883 (© A.V.B. | A.S.B., N.P.P., L3)

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